La guerre faite aux enfants en Palestine

À la fin de ma première année de médecine, j’ai fait un stage bénévole dans un hôpital pédiatrique à Rabat. Avec un peu de naïveté, mais surtout une arrogance occidentale, je croyais que nous serions utiles là-bas. Sur place, mes quatre camarades de classe et moi faisions la tournée des nouveau-nés admis aux soins intensifs avec l’équipe médicale chaque matin. Comme il s’agissait de notre première exposition clinique, j’ai rapidement compris que nous n’apportions pas vraiment d’expertise pertinente.

En fait, comme c’est souvent le cas pour ce type de stage en « santé mondiale », nous en étions les principaux bénéficiaires : je n’oublierai jamais le temps que nous avons pu passer avec les bébés moins critiques. C’était la première fois de ma vie adulte que j’étais confronté non seulement à une pauvreté extrême, mais à des disparités aussi flagrantes entre les plus riches et les plus pauvres.

Lors d’une sortie près d’un souk à Fès, nous avions croisé quelques enfants qui mendiaient dans la rue. L’une de ces enfants m’avait particulièrement marqué par sa ressemblance frappante avec ma soeur cadette. J’avais alors réalisé une vérité aussi simple que dévastatrice : si ce n’était de la nature arbitraire du lieu de naissance, cette petite fille aurait pu être ma soeur.

Je pense souvent à cette petite fille en pensant aux enfants — nos enfants — à travers le monde qui sont nés dans des conditions sur lesquelles ils (et souvent leurs familles) n’ont aucun pouvoir. Des conditions de vie qui sont en fait tributaires d’un système économique capitaliste plombé par des réflexes coloniaux, racistes ou patriarcaux — autant de déterminants structurels de la santé. Un système d’apartheid global, en somme, dans lequel 5 millions d’enfants de moins de cinq ans sont morts en 2020 principalement de causes évitables ou traitables pendant que 45 millions d’enfants souffraient de malnutrition aiguë et que le nombre d’enfants déplacés par des conflits et de la violence est passé d’environ 20,6 millions en 2010 à 43,3 millions en 2022, selon l’UNICEF.

Ces données affligeantes donnent le vertige. Soyons clairs : aucun enfant ne devrait souffrir ou mourir à cause de conditions pour lesquelles il n’est pas responsable. Le manque d’action concrète et concertée sur ces enjeux est parfois justifié par le fait que les réalités de ces enfants nous paraissent trop éloignées des nôtres. Pourtant, elles sont intimement liées : l’exploitation des terres et des peuples, ici et ailleurs, est ce qui permet notre mode de vie occidental. Greta Thunberg l’avait bien résumé lors de la COP24 en 2018 : « Ce sont les souffrances du plus grand nombre qui paient pour le luxe du plus petit nombre. »
Un cimetière pour des milliers d’enfants

À la suite des pertes déplorables de vies israéliennes, y compris des enfants, lors de l’offensive surprise du Hamas, le 7 octobre (pour lesquelles l’influent journal israélien Haaretz a tenu Benjamin Nétanyahou comme principal responsable dans un éditorial), nous assistons en direct à l’accélération d’un « grave risque de génocide en Palestine », selon l’ONU. Les gouvernements du Québec et du Canada voient la situation se détériorer et refusent d’intervenir auprès d’Israël pour mettre fin au carnage.

On ne devrait pas être surpris : cette « guerre » est souvent présentée comme un « conflit » religieux entre musulmans et juifs alors que l’enjeu principal est géopolitique.

Selon Martin Lukacs, ancien journaliste pour The Guardian et rédacteur en chef de The Breach, Israël et le Canada partagent les valeurs propres au colonialisme d’occupation. Dans une capsule vidéo publiée la semaine passée, il explique que « depuis la création d’Israël, le Canada a soutenu les intérêts américains au Moyen-Orient : il a appuyé un État client fort pour aider à contrôler le pétrole de la région et maintenir le nationalisme arabe sous contrôle ». Tout cela par le biais d’accords commerciaux, d’un soutien diplomatique indéfectible et la vente d’équipement militaire de la part du Canada.

Aujourd’hui, les enfants palestiniens, qui forment presque la moitié de la population de 2,2 millions de personnes déjà assiégée dans la bande de Gaza, l’une des régions les plus densément peuplées au monde et qualifiée d’« invivable » en 2018, en paient le prix.

Le 7 novembre, Defence for Children International–Palestine a rapporté que l’armée israélienne a tué deux fois plus d’enfants palestiniens à Gaza dans les 30 premiers jours de son opération Iron Swords que le nombre total d’enfants palestiniens tués en Cisjordanie et à Gaza depuis 1967. Sans compter plus d’un millier d’enfants qui sont portés disparus, pour la plupart décédés sous les décombres de bâtiments détruits. Selon l’ONG, cela revient à 180 enfants palestiniens décédés par jour — un enfant toutes les huit minutes, une cadence qui surpasse les décès d’enfants dans d’autres conflits, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Ukraine et au Yémen.

Même en excluant les enfants portés disparus, l’ONG Save the Children a indiqué que le nombre d’enfants tués dans la bande de Gaza au cours des trois premières semaines de bombardements avait dépassé le nombre annuel d’enfants tués dans les zones de conflits mondiaux chaque année depuis 2019. Gaza est devenue « un cimetière pour des milliers d’enfants » et « un véritable enfer pour tous les autres », selon l’UNICEF. D’ailleurs, la secrétaire d’État adjointe aux affaires du Proche-Orient des États-Unis a affirmé la semaine passée que le bilan des morts pourrait être supérieur à celui fourni par le ministère de la Santé de Gaza, qui est sous le contrôle du Hamas.

Entre-temps, le système de santé de Gaza s’est effondré sous le poids des bombardements et du blocus imposé par Israël.

La semaine passée, Nebal Farsakh, porte-parole du Croissant-Rouge palestinien, a expliqué qu’il n’y a pas de moyens d’évacuer les bébés dans les incubateurs de façon sécuritaire : « Les évacuer, c’est les tuer. » L’Agence France-Presse a rapporté cette fin de semaine que deux bébés aux soins intensifs étaient décédés après que leurs incubateurs avaient cessé de fonctionner par manque d’électricité. L’UNICEF a annoncé que les hôpitaux pour enfants al-Rantissi et al-Nasr ont été endommagés lors d’offensives de l’armée israélienne et que les soins médicaux y auraient presque cessé.
Seuls et sans famille

D’autre part, selon l’Organisation mondiale de la santé, la propagation rapide de maladies infectieuses a déjà commencé, vu le contexte de grande densité de population, le blocus imposé par Israël sur le carburant, l’eau et la nourriture, et la destruction des systèmes d’assainissement.

Faris Al-Jawad, responsable des communications au sein de Médecins sans frontières (MSF), a expliqué au réseau ABC News la semaine passée que la grande majorité des patients vus par ses équipes dans les hôpitaux autour de Gaza sont des enfants qui arrivent seuls : « Ils crient pour leurs parents, ils crient pour leur famille. Il n’y a personne pour eux. »

Lors d’une entrevue accordée à la BBC, sa collègue de MSF, la pédiatre intensiviste Tanya Haj-Hassan, a révélé que les équipes médicales avaient créé un nouvel acronyme pour décrire ce type particulier de victimes des bombardements d’Israël : WCNSF, pour « wounded child, no surviving family » (« enfant blessé, sans famille restante »). Elle a lancé un cri du coeur pour une trêve, en écorchant l’idée de « pause humanitaire » promue notamment par le premier ministre Justin Trudeau : « Faites-vous une pause pour nourrir et hydrater une population avant de la tuer ? »

Dans son livre The Colors of Jews, Melanie Kaye/Kantrowitz, la regrettée militante lesbienne et féministe, fondatrice de Jews for Racial and Economic Justice, avait écrit : « La solidarité est la version politique de l’amour. » Les dernières semaines ont démontré qu’une bonne partie des Québécois et des Canadiens témoignent de cette solidarité-amour envers le peuple palestinien, notamment les enfants.

En contrepartie, les premiers ministres Legault et Trudeau ne sont même pas capables de prononcer trois mots — cessez-le-feu — dans le but de mettre fin à une guerre faite aux enfants palestiniens depuis trop longtemps. Ici, leur silence est assourdissant. Là-bas, ce silence tue.

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