Arrêt Jordan: « L’effet domino ne peut pas continuer indéfiniment »

Les arrêts Jordan font un retour en force au Québec. Deux récentes décisions mettent en lumière les profondes lacunes du système judiciaire en matière de délais. Un juge de la Cour supérieure jette même une partie du blâme sur sa propre cour pour un dossier perdu « dans les limbes » pendant des mois.

Shubhumkumar Taheem devait être jugé pour une affaire de violence conjugale le 13 février 2023 au palais de justice de Montréal. Or, aucun juge de la Cour du Québec n’était disponible. Résultat, le dossier a été remis à la mi-juin. Mais entre-temps, le plafond de l’arrêt Jordan a été dépassé. L’Albertain de 34 ans a donc bénéficié de l’arrêt du processus judiciaire en raison des délais déraisonnables. Notons que la Couronne a fait appel de la décision.

C’est le troisième cas de « Jordan » recensé par La Presse ces dernières semaines en matière criminelle au Québec. Ces conclusions en queue de poisson risquent de se reproduire à l’automne, alors que de nombreuses requêtes seront présentées dans un contexte d’explosion des délais.

Dans le dossier de M. Taheem, le ministère public a tenté de plaider les effets cumulatifs de la pandémie de COVID-19 pour justifier les délais. Or, l’augmentation des délais judiciaires depuis la pandémie semble « permanente », analyse le juge Alexandre Dalmau.

L’effet domino ne peut pas continuer indéfiniment, encore moins devenir un effet boule de neige. Si l’effet domino se poursuit, les circonstances exceptionnelles deviennent un problème constitutionnel.

Le juge Alexandre Dalmau

En matière de violence conjugale, le délai pour obtenir une date d’audience « pro forma » est passé de trois à six mois depuis trois ans à Montréal, relève le juge. « Est-ce qu’il y a une augmentation notable du nombre de cas de violence conjugale ? Est-ce que les ressources sont suffisantes ? », se demande le juge.

Au palais de justice de Montréal, les procès sont actuellement fixés à l’automne 2024, soit dans 12 à 14 mois. Une situation périlleuse sachant que le plafond de Jordan est de 18 mois (ou 30 mois pour certaines causes) entre la mise en accusation et la fin du procès.

Pourtant, après Jordan en 2016, la situation s’était pratiquement résorbée. Un procès pouvait être fixé à peine cinq mois plus tard en décembre 2019. Mais la pandémie, une grave pénurie de personnel et des juges moins souvent sur le banc ont contribué à faire exploser les délais. L’an dernier, le ministère de la Justice craignait ainsi une avalanche de milliers d’arrêts du processus.
Des délais de 40 mois

Plus de 15 000 plants et boutures de cannabis, des dizaines de kilos de cannabis et de haschich : la Sûreté du Québec a démantelé un réseau de production et de distribution dans la région de Trois-Rivières en 2019.

Ce printemps, 8 accusés* s’en sont tirés avec un arrêt du processus judiciaire en raison des délais déraisonnables, puisque les délais de 40 mois dépassaient largement le plafond de 30 mois. Ils étaient entre autres accusés de complot, de production de cannabis et de possession de cocaïne en vue d’en faire le trafic.

Dans sa décision rendue publique en juillet, le juge François Huot de la Cour supérieure du Québec écorche le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), mais également sa propre cour.

Jusqu’à récemment, le calendrier judiciaire comptait quatre « ouvertures de terme » à Trois-Rivières. Or, celle de juin a été retirée pour une raison inconnue, avec des « conséquences malheureuses », déplore le juge.

« Les coaccusés ont en effet vu leur dossier se perdre dans les limbes pendant près de cinq mois, aucun terme estival n’ayant été prévu en juin. Cette situation est inacceptable », tranche le juge François Huot.

Puis, à la fin de 2021, la demande de la Couronne de nommer un juge gestionnaire du dossier a été ignorée. Le juge François Huot refuse toutefois de « lancer la pierre » au juge coordonnateur de la chambre criminelle, qui devait composer avec « d’importantes contraintes administratives », dont le nombre de juges disponibles.

Un fait demeure. Les principes de l’arrêt Jordan ne sont aucunement subordonnés aux difficultés administratives ou carences en ressources humaines des tribunaux. Un accusé n’a pas à porter le poids des déficiences de l’appareil judiciaire. Ses droits constitutionnels ne sont aucunement négociables.

Le juge François Huot

Le ministère public a également commis plusieurs erreurs. Le juge souligne ainsi une « certaine insouciance » du DPCP dans la gestion de l’agenda. Par exemple, la Couronne a mis un mois et demi à présenter des offres de règlement à la défense, alors qu’elle devait le faire « rapidement ».

Aussi, même si la preuve divulguée par la Couronne faisait 15 000 pages, celle-ci s’est avérée « incomplète », ce qui a provoqué de nombreux retards. Le DPCP a aussi failli à raccourcir la durée de l’enquête préliminaire, en plus de s’être « réfugié dans la passivité » à la fin du dossier, estime le juge.

« Bien que cela ne soit pas le dénouement souhaité et sans être entièrement en accord avec l’appréciation des délais encourus faite par le tribunal, à la lumière des principes de droit applicables, le DPCP ne peut porter cette décision en appel », a déclaré Me Audrey Roy-Cloutier, procureure en chef adjointe et porte-parole du DPCP.

Me Éric Boudreau et Me Eve-Lyne Goulet ont représenté le DPCP.

* Les huit accusés sont : Christophe Bouchard, 46 ans, Olivier Bronsard, 44 ans, Steve Gagnon, 44 ans, Denis Turcotte, 43 ans, Sylvain Lafrenière, Amélye D. Cyrènne, Danny Lebœuf et Mathieu Sicard-de-Carufel. Notons que quatre autres coaccusés ont écopé d’une peine de prison. Deux autres coaccusés ont été acquittés.

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